La véritable histoire de Matias Bran - Isabel Alba

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La véritable histoire de Matias Bran - Isabel Alba
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Messagede Xaneaze » Mar 3 Mar 2015 20:38

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La véritable histoire de Matias Bran est un roman d’Isabel Alba. Ce livre est une saga qui va couvrir une longue période débutant avec ce tome 1 qui s’intitule « Les usines Weiser » et qui se déroule de 1898 à 1920.
L’histoire débute en Espagne en 2010. Dès le début, nous sommes propulsés dans une chambre teintée de mélancolie où un homme va mettre fin à ses jours. Il est là, face à ses doutes et à son mal être. Le canon dans la bouche, il réfléchit quelques instants à ce qui va se passer, une fois qu’il aura appuyé sur la détente : « Matias Bran sort le pistolet de sa boîte à outils. Une faible lumière pénètre par la fenêtre ouverte. Un jour froid, chargé de pluie, touche à sa fin. Matias Bran s’allonge sur le canapé et met le canon dans sa bouche. Dans la rue un chien aboie. » Il a dissimulé une mallette qui contient une histoire oubliée dont le contenu va nous être révélé. Débuter de cette façon, c’est projeter le lecteur dans une œuvre qui va s’avérer brutale et dont il ne sortira indemne.
Après cette entrée, Isabel Alba débute l’histoire, elle prend place en Hongrie avant la 1ère guerre mondiale. C’est une sorte de cycle que l’on peut comparer à « la comédie humaine » de Balzac ou aux « Rougon-Macquart » de Zola.
Le livre est un roman réaliste dans la veine de Balzac dans le sens où la romancière explore de façon systématique les groupes sociaux et les rouages de la société. Elle va analyser finement la rudesse de la vie d’une frange de la population. Cela est traduit par l’utilisation de phrases très courtes et très incisives qui laissent entrevoir le caractère inéluctable de leur avenir : « La porte de la cabane est ouverte. Sa fille Örzse, frêle silhouette d’à peine quatre ans, l’observe depuis le seuil. Anna ne la voit pas. Elle regarde fixement au-delà d’Örzse. Au-delà du petit banc en bois sur lequel repose son fils Miklos. Il est mort il y a une heure. Anna a fermé ses yeux, l’a pris dans ses bras pour le sortir de la cabane, l’a recouvert d’un sac avant que son corps ne refroidisse. Elle a immédiatement ressenti les premières douleurs ». L’utilisation de la ponctuation chez Isabel Alba est vraiment intéressante car elle permet de donner une forme courte au texte et de dégager une grande amplitude empathique. La première partie se déroule à la campagne avec une famille d’ouvriers paysans qui vivent dans la misère. La rudesse de la vie frappe les gens avec une force incommensurable, c’est dérangeant. Dès les premières pages du livre, on est atterré devant le sort que réserve la vie à ce peuple. Il y a déjà une forme d’abandon de l’humanité qui semble réduite à l’état d’animal, la femme endure une souffrance incroyable : « Örzse entre dans la cabane. Elle mouille son tablier dans l’eau du seau et le passe sur le visage de sa mère pour en éponger la sueur. Anna la repousse. Entre ses jambes paraît une petite tête sale, recouverte de sang. Des épaules. « Tire ! » Örzse obéit. Elle se faufile entre les cuisses de sa mère et tire de toutes ses forces sur cet être minuscule, tellement ensanglanté qu’il lui glisse constamment des mains, jusqu’à ce qu’elle le pose sur le sol, dans une flaque rouge boueuse, encore lié à Anna par le cordon. « Le couteau ! » Örzse court vers le foyer. Tout près, par terre, sur des pommes de terre à demi épluchés, se trouve le couteau de sa mère. Anna coupe le cordon d’un coup, le noue et tandis que le nouveau-né se met à pleurer dans les bras d’Örzse, de nouvelles contractions l’aident à expulser le placenta. « C’est un garçon ». Elle se laisse ensuite tomber sur la paille de sa couche. « Miklos, il s’appellera comme son frère. »
Outre son caractère à vocation historique, ce livre est un hommage à la femme, Isabel Alba nous dresse une galerie de portrait de mères, d’amoureuses, de rebelles exceptionnelles qui toutes à leur façon résistent.
La campagne avec sa froideur ne fait pas de cadeau à l’homme. Pas d’échappatoire pour le pauvre, marche ou crève. Les cadavres s’entassent avec le quotidien, on ne semble plus faire attention aux humains pourtant, on souffre en silence, à l’intérieur. Les personnes rencontrées dans ce livre ont une vraie pudeur concernant leurs sentiments et leurs ressentis. Il y a des choses dont on ne parle pas. On se tait et la vie continue : « Miklos plante la pioche plusieurs fois dans la neige et déterre une betterave. Il l’arrache rapidement avec ses mains comme si le tubercule pouvait s’échapper. Il ressent des crampes dans son estomac car la faim, trompée jusqu’à présent devient vorace dans l’espoir de manger. Il plante de nouveau la pioche et le métal touche quelque chose de dur. De gros. Il gratte un peu plus et le corps, puis la tête, apparaissent. »
Ce roman frise la poésie dans sa narration. Isabel Alba a écrit des passages entiers en vers qui viennent adoucir la dureté de la vie et viennent apporter au lecteur une consolation. A la manière d’une berceuse, l’auteur tente par sa plume d’apaiser le chagrin de ses protagonistes : « Les enfants roumains sont violacés, /Raides et gelés sous la neige./ Au printemps, ils sont noirs. / Gros cailloux abandonnés, ils pointent entre les bourgeons vert tendre. »

De la campagne, poussés par la fatalité, les protagonistes se rendront à la ville, toujours dans une cabane mais qui cette fois-ci appartient aux usines Weiser. Les paysans démunis ont plusieurs possibilités en quittant la campagne : tenter leur chance à l’étranger ou bien aller travailler dans les grandes usines de Csepel. Insalubrité, souffrance, servitude sont le lot quotidien mais l’espoir d’une vie meilleure est toujours présent : « Miklos est content de laisser derrière lui les immenses champs verts. Il n’aura plus à les labourer, ni à les moissonner quand les épis seront hauts et blonds, pas plus qu’il n’aura à battre le blé ou à lier le foin en bottes sous un soleil de plomb, et cette pensée le met en joie. Ils marchent pendant dix jours jusqu’au moment où ils aperçoivent au loin le château de Buda. »
Les personnages font le choix de travailler dans les usines d’armement. Les salaires permettent juste de payer le loyer et la nourriture. La condition de la femme est encore mise à rude épreuve car pour le même travail qu’un homme, elle ne touche que la moitié de son salaire. Grâce à cette arrivée en ville, le roman prend un nouveau départ et cela redonne du rythme à la narration. D’autres gens arrivent et des rencontres importantes vont avoir lieu.
Au contact les uns les autres va se développer la lecture : un vrai acteur du livre. Ici, elle est porteuse d’idées et de structuration de la pensée. Les ouvriers apprennent les uns aux autres à lire sur le manifeste du Parti Communiste de Karl Marx : « Depuis qu’il sait lire, Ferenc pense que la terre et les usines appartiennent aux travailleurs. ». Les idées de liberté et de révolution vont petit à petit s’immiscer dans l’esprit des travailleurs. Ils vont progressivement prendre conscience de leur condition et réfléchir au moyen de s’en extraire. Une vraie mutation touche la classe sociale des ouvriers et les patrons voient cela d’un mauvais œil : « Depuis qu’ils savent lire, et même bien avant, ils sont tous d’accord pour dire que tous les êtres humains sans exception, le dimanche après-midi, devraient pouvoir aller boire une bière, voire plus d’une, rajoute Alekes, et paresser couchés dans « L’île des Lapins » comme les bourgeois en été. » Une vraie lutte des classes commence à poindre et les ouvriers comprennent qu’à plusieurs, ils peuvent être une vraie force révolutionnaire : « Les travailleurs de l’usine d’armement de Weiser de Csepel savent que leur union fait la force ».
Les prémices de la guerre se font sentir et les courants de pensée s’affinent. Patriotisme contre refus de se battre pour les bourgeois. Beaucoup de disputes vont avoir lieu au sein même des familles. Isabel Alba a fait le choix de ne jamais faire intervenir ou montrer les dirigeants, ils sont comme une nébuleuse qui permet d’exprimer l’idée du capitalisme et de l’aristocratie. A ce concept s’oppose la véracité des relations entre les ouvriers.

Alors qu’une lutte intestine se déroule dans les usines, un nuage noir, de mauvaise augure arrive sur Csepel. La première guerre mondiale éclate et vient apporter un nouveau mouvement au roman. Tout s’enchaîne pour nos protagonistes et le sort semble vraiment s’acharner sur eux : « Nous sommes en guerre (…) – En guerre ? Mais ce n’est pas notre guerre. » Elle va venir jeter le trouble, interroger et remettre en question les jeunes certitudes des ouvriers. Pour certains, la défense de la patrie est plus importante que tout alors que pour certains, la guerre n’est qu’un affrontement entre bourgeois qui envoient les travailleurs sur le front défendre seulement leurs intérêts pendant qu’ils voient cela d’un œil lointain dans leur petit confort habituel : « Les hongrois pauvres et les Autrichiens pauvres et les Russes pauvres tombent sur le champ de bataille comme des mouches aux ordres d’aristocrates autrichiens barbares et d’aristocrates russes barbares qui combattent les uns contre les autres pour voir qui emporte la meilleure part du gâteau après une guerre qu’ils ont eux-mêmes provoquée ». Dans la construction de ses phrases, Isabel Alba insiste sur les répétitions. Rien n’est laissé au hasard. Comme pour marteler les idées, l’auteur insiste sur les mots, ceux-ci devenant des slogans, des révoltes. La forme vient servir le leitmotiv des travailleurs qui luttent. Cela a pour effet de nous projeter concrètement dans la réalité et joue sur la capacité du lecteur à pouvoir s’identifier aux ouvriers de l’usine d’armement. Nous avons régulièrement l’impression d’être en immersion totale dans le livre, la romancière nous met à la place de témoin silencieux. La répétition des mots permet de donner une architecture à l’histoire qui mime le travail des femmes.
Après la déclaration de guerre, le livre va prendre deux directions parallèles. D’un côté, on va traiter du combat sur le front et de l’autre, nous serons observateurs de ce qui se vit dans les coulisses du conflit mondial. Une autre démarche pourrait être déduite, d’un côté les hommes qui combattent et de l’autre, les femmes qui luttent : « Si vous partez, le contremaitre nous fera travailler encore plus d’heures, nous, les femmes, pour fabriquer les balles avec lesquelles vous tuerez les hommes des ouvrières russes qui travaillent nuit et jour, sans répit, pour fabriquer les balles avec lesquelles leurs hommes vous tueront, vous ». Le souffle de l’Internationale communiste se ressent avec la volonté que le monde change de base. La romancière va décrire avec une grande finesse les sentiments, les émotions et la dureté de la vie que doivent supporter les femmes à l’arrière du front. L’idée de la lutte va être renforcée par l’âpreté et la rudesse du quotidien. L’incompréhension des vraies raisons qui motivent ce conflit vont pousser les femmes à s’unir, s’organiser, à faire la grève et à refuser de se soumettre. Depuis le début du livre, cette guerre des classes est latente, l’opposition mondiale armée ne viendra que cristalliser cette aspiration à se battre contre les riches : « Vive la lutte, camarades ! Mieux vaut sacrifier nos vies ici, dans l’usine, plutôt que dans une guerre qui ne nous appartient pas et qui ne profite qu’aux patrons. Si on les laisse faire, quand la guerre sera terminée, nous on sera morts et eux, ils seront encore plus riches et encore plus forts (…) On fera grève ! On arrêtera leurs usines et on vendra cher notre peau… ».
A cause de choix personnels, des chemins vont se séparés provoquant des révoltes et des incompréhensions : « En la voyant, Miklos ne peut réprimer un sourire. Il quitte le rang et tend ses bras vers elle mais Örzse au lieu de s’y blottir, lui flanque une paire de gifles, si fortes, qu’elle lui laisse la trace de ses doigts sur les joues. Imbécile, tu vas te faire tuer dans une guerre qui n’est pas la tienne. »
Isabel Alba va décrire l’horreur de la guerre du côté des militaires avec son lot d’horreur. Avec un travail sur l’enchaînement des circonstances, l’auteur nous dresse des portraits de fantassins différents mais qui ont un point en commun dans l’instant. Cela renforce l’idée qu’avant d’être des soldats, les hommes décrits dans les scènes de combat sont identiques, seule la nationalité les différencie. Une scène sublime avec un livret et des feuillets qui se détachent fait penser à certains plans dans la construction du film « le fabuleux destin d’Amélie Poulain ». Cet enchaînement fataliste, complétement arbitraire et finalement presque drôle. L’effet permet d’exprimer la stupidité primaire de la guerre. Et toujours, la magie des mots qui opère même dans les scènes de combat les plus terribles. La romancière nous gratifie de sublimes moments de poésie pour redonner un brin d’humanité aux personnages : « Les morts se trouvaient partout. Miklos Brasz en avait vu avec des bouches ouvertes, qui cherchaient l’air. Les flocons de neige, un à un, s’y accumulaient jusqu’à ce qu’elles soient pleines. Sans jamais pouvoir les rassasier. » Les ellipses apportent un voile de fatalité dans les affrontements. La guerre fatigue les âmes qui ne veulent plus se battre et commencent à entrevoir l’issue inexorable du conflit. L’espoir de l’Internationale s’ouvre comme un champ du possible : « Souvent, les soldats s’enfuyaient du champ de bataille, ou bien refusaient de combattre, ou encore désertaient massivement. Rejoindre l’ennemi sous un drapeau blanc, en territoire neutre et, enlacés et le poing levé, chanter « L’Internationale », était devenu une pratique courante. Les allemands, les autrichiens ou les hongrois acceptaient sans difficultés ces réunions cordiales tant ils étaient, comme les Russes, fatigués de prendre part à une bataille qui n’avait plus aucun sens. Tous, quelle que fût leur nationalité, n’aspiraient qu’à une seule chose : rentrer chez eux. »
Le retour des soldats commence et ils découvrent la lutte que les femmes mènent dans les coulisses de la guerre. Beaucoup sont traumatisés par les combats et ne souhaitent plus s’investir dans une révolte armée. L’horreur semble avoir éteint la flamme de la liberté qu’ils avaient jadis et sont désabusés. Ils remettent même en question la lutte des classes en envisageant même de la refuser comme si c’était un combat vain. Ils sont aussi désabusés devant le manque de reconnaissance de leurs pairs : « Il désire récupérer sa mitrailleuse et balayer cette foule qui lui lance à la figure qu’il a perdu quatre ans de sa vie et un bras sur le champ de bataille pour rien ». Plus le conflit absurde progresse plus la capacité des dirigeants a gérer le pays est mise en doute, ils comprennent qu’ils ne sont que la chair à canon d’un plus vaste projet. Les gouvernements ont joué sur les peurs des travailleurs pour les pousser à combattre pour leur cause : « Ah ! Nus avions peur de perdre ce que nous n’avions jamais eu, nous avions peur de perdre ce qui ne nous avait jamais appartenu, notre pain et notre vie. Franck, notre peur nous a aveuglés. Mieux encore, les Weiser ont pris soin de nous aveugler en nous mettant la peur au ventre et nous, dociles moutons, nous sommes tombés à pieds joints dans leur piège. Nous, les ouvriers, les paysans d’Europe, nous n’avons jamais rien eu à perdre car nous avions déjà tout perdu des siècles avant de naître, alors nous n’avions aucune crainte à avoir. » Certains endurent toutes les souffrances afin que d’autres ne puissent subir que de petits contretemps.
Les révoltes débutent et le rôle des femmes est prépondérant dans la lutte. Elles, qui sont les petites mains des usines d’armement, vont retourner le système contre les puissants. L’organisation, la peur, le courage vont mettre à jour un magnifique combat porté par celles qui résistent. Elles vont s’opposer à des répressions sanglantes de la police notamment, tout semble être manipulé et inintelligible parfois : « Les policiers les visent. Ne tirez pas, vous êtes nos frères ! Ne tirez pas ! La police tire. Les rafales de mitrailleuses résonnent, une, deux, trois, quatre. La foule se disperse, court dans tous les sens. » La République des conseils de Hongrie réussira à prendre le pouvoir. Cependant, le gouvernement sera renversé rapidement, les chaises musicales joueront en leur défaveur, le court règne ne durera que 133 jours au total, mais 133 jours de liberté et d’égalité.
« La mémoire est la faculté qui nous reste, à nous, les vaincus. Le but des vainqueurs est de l’effacer. »
Pour être sincère, quand j’ai reçu ce livre, j’étais sceptique. Il m’a fallu quelques jours pour me lancer dans la lecture, le regardant de loin. A cause de quoi ? Ma méconnaissance de l’histoire de la Hongrie d’abord et puis le début du livre n’augure rien de positif en terme d’histoire. Mais soudain, au fur et à mesure que nous avançons dans le roman, quelque chose de profondément humain se réveille en nous. La magie opère. Tout l’art d’Isabel Alba se révèle à ce moment, il est dur de décrocher de cette œuvre dense et réellement humaniste. En effet, l’auteur nous raconte un cycle de vie où la mort est l’ultime sacrifice pour que l’autre puisse vivre un avenir plus radieux. L’entraide, l’espoir, la compassion vont être des qualités requises pour permettre aux travailleurs de traverser les épreuves qui se dressent devant eux. La fin du livre est poignante et vous tirera des larmes. A travers un pan d’histoire que je ne connaissais pas, j’ai découvert une grande écrivain. J’ai hâte que le tome 2 sorte pour le lire rapidement. Assurément, ce livre fait partie des lectures qui m’ont marqué. Le lecteur ne pourra pas rester indifférent. Isabel Alba possède une magnifique plume. Il ne faut pas oublier de saluer le travail de traduction de Michelle Ortuno. Un merveilleux livre, dans la veine des « page-turners », terriblement efficace et d’une justesse incroyable.
"Un palmarès se construit sur la passion des autres, on dépend de l'anonymat et de la passion partagée d'une écurie...." Jacky Ickx


Dark Hors ligne


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Messagede Dark » Mar 3 Mar 2015 22:06

;)



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