Hashima, l'illusion d'une île
Posté: Lun 10 Juin 2013 18:58
Au large de Nagasaki, une île fantôme fascine et attire. De loin, Hashima, moins de six hectares, ressemble à un navire de guerre avec sa muraille de béton. Dans cette partie méridionale du Japon, les habitants la surnomment Gunkanjima, l'"île cuirassé", dont les trois caractères, empruntés au chinois, signifient "île", "navire" et "militaire". Elle a également des airs d'Alcatraz, l'ancienne prison de la baie de San Francisco. Jusqu'au milieu du XIXe siècle, c'était l'une des 500 îles inhabitées de la préfecture de Nagasaki. Mais l'ouverture du Japon, sous la pression des pays occidentaux, et la révolution industrielle ont changé son destin, la plongeant dans l'agitation du monde.
Du charbon y a été découvert au tout début du siècle qui pouvait alimenter les bateaux à vapeur reliant les Etats-Unis à la Chine. Pour la première fois, des hommes s'y installent. En 1890, l'île est vendue à Mitsubishi (conglomérat fondé en 1869). Le Japon de Meiji s'envole, et Hashima va vivre les vicissitudes de cet Etat conquérant, guerrier et décidé à mettre la main sur l'Asie. En 1916, 3 000 personnes y vivent, malgré des conditions difficiles. Mitsubishi construit, nouveauté au Japon, des habitations en béton pour abriter les mineurs et leurs familles.
Une petite ville se met en place, de l'espace est gagné sur la mer. Les habitations sont spartiates, telles des cellules monacales. Les toilettes, les salles de bains et les cuisines sont collectives. Hashima participe à l'effort de guerre. En 1941, année de l'attaque japonaise contre le port américain de Pearl Harbor, la production annuelle est de 410 000 tonnes de charbon. Des Chinois et des Coréens y sont envoyés pour remplacer les Japonais, partis au combat. En arrivant à Hashima, coupés du monde, ils perdent tout espoir. "L'île était entourée de hauts murs en béton et il y avait l'océan, rien d'autre que l'océan tout autour. C'était rempli d'immeubles en béton dont certains avaient huit étages", se souvient un survivant coréen, Suh Jung-woo, cité dans The Ghost Island, publié en 1996 par Brian Burke-Gaffney. Constamment surveillé par des gardes, il pense ne pas sortir vivant de cet enfer maritime. "Quatre ou cinq mineurs mouraient par mois dans des accidents. [...] Aujourd'hui, les gens appellent Hashima l'île cuirassé, pour nous, c'était une île prison sans espoir de fuite."
"PHARE ÉTRANGE ET ÉTEINT"
La bombe atomique qui ravage la ville voisine de Nagasaki marque la fin du conflit et des rêves de grandeur de l'Empire. Hashima participe à la reconstruction et "ressuscite" grâce à la guerre de Corée. En 1959, 5 259 personnes y vivent, soit la plus forte densité au monde. La ville est à son apogée, des écoles ont été ouvertes, tout comme des bars, un cinéma, un temple bouddhiste, un sanctuaire shintoïste et même un bordel. Tout doit être apporté de l'extérieur, même la terre, utilisée en 1963 pour créer des jardins d'agrément sur les toits des immeubles. Les habitants y font pousser des fleurs et cultivent des légumes. Mais, à la fin des années 1960, le pétrole remplace le charbon. L'île se désertifie peu à peu. La mine d'Hashima ferme en 1974, et les derniers habitants quittent l'île dans la foulée. Depuis, l'endroit est devenu un lieu fréquenté uniquement par les touristes. "Désormais abandonnée et oubliée, Hashima garde l'entrée du port de Nagasaki tel un phare étrange et éteint", écrit Brian Burke-Gaffney, pour qui l'île est aussi un avertissement au monde productiviste. Dans les journaux, le gouvernement japonais a utilisé des photographies de l'île pour des campagnes publicitaires en faveur des économies d'énergie.
Yves Marchand et Romain Meffre, deux photographes français fascinés par les ruines, tels des Hubert Robert de l'ère post-industrielle, s'y sont rendus à deux reprises. La première en 2008. "J'ai été frappé par le silence, il n'y avait même pas d'oiseaux", raconte Romain Meffre. Mais ils ne peuvent y rester que deux heures, tôt le matin. "C'était frustrant." En 2012, ils obtiennent du nouveau propriétaire, la préfecture de Nagasaki, de pouvoir y passer trois après-midi. Ils en tirent un livre, à paraître fin avril, Gunkanjima, l'île cuirassée (éd. Steidl). Un ancien habitant, Dotoku Sakamoto, a créé une association pour tenter de sauver l'île fantôme, qui fait office de repaire du "méchant" dans le dernier James Bond, Skyfall, et dont les bâtiments tombent en ruine, minés par le sel et les typhons. Son objectif est de la faire classer au patrimoine mondial de l'Unesco